HISTOIRELe vent soufflait fort cette nuit là, particulièrement du haut de la Pointe. Dominant l'océan, une silhouette pourtant se dressait contre le souffle violent, immobile. Seule la nuée de cheveux qui entourait son visage se pliait à la nature, virevoltant de manière aléatoire, en tout sens. Cirden avait toujours beaucoup apprécié cet endroit, et tout particulièrement quand l'étoile disparaissait à l'horizon. Ici il était sûr d'être seul, tranquille, pour de bon. En effet accéder à cet endroit de l'Ile était une aventure à part entière, traverser la Forêt laissant souvent des marques aux imbéciles intrépides. Le jeune capitaine, lui, connaissait le passage escarpé qui se dessinait sur la falaise rocheuse, creusé par les eaux et très certainement aidé par des Sophores aujourd'hui éteints depuis des générations. Il l'avait découvert alors qu'il était encore adolescent, prisonnier des eaux dans une des grottes accrochées à la Pointe. Ce passage lui avait sauvé la vie, même si en tentant de le prendre il avait failli une fois de plus la perdre.
Aujourd'hui pourtant il avait pris le risque et était monté, son navire ancré à quelques mètres de la falaise, à l'abri des regards. Ses vêtements encore humides le rafraichissait de plus en plus, un peu trop à son goût, mais il essayait de ne pas y prêter attention. Aujourd'hui était un jour spécial. Voilà trente années qu'il était apparu dans le vaste monde de Sophora. La seule personne qui était au courant, ou du moins qui s'en rappelai autant que lui, se trouvait sur cette terre, certainement en train de s'endormir dans ses draps de coton quelque part dans les Rocheuses. Gladys, une femme acerbe et amère, qui avait dû vieillir trop vite aux dires de certains. Il ne l'avais connu que bien après sa naissance, dans d'étranges circonstances que même lui avait encore du mal à saisir. La brise frôla la joue de Cirden, apportant avec elle des souvenirs bien lointains...
*
Le cadre de son enfance se trouve dans les montagnes de l'Ile. Peu d'habitants osaient monter aussi haut, du moins pour y vivre, et Cirden et sa mère avait une existence plutôt solitaire. De son piédestal, le jeune enfant observait d'un côté la vie du Centre, ses soucis et son quotidien qui fourmillait bien loin sous ses pieds. De l'autre, il se perdait dans les écumes de la grande bleue, imaginant sa vie là-bas, libre de ses mouvements, de ses actes et de ses pensées. On naît rarement Écumeur, on le devient, et Cirden en est le parfait représentant. Il ne connaissait rien de celui qui l'avait mis au monde. Sa mère n'en parlait jamais, et le garçon n'osait pas la questionner. Il était encore enfant lorsque elle l'abandonna à son tour, trépassant sans prévenir. C'est ce jour là que Glady fit son apparition. Un caractère capricieux que cachait un amour profond pour son petit-fils, enfant de son propre fils. Elle avait toujours veillé sur Cirden, et désormais elle devrait le faire sans plus se cacher. Les années passées entre les palissades des Rocheuses sont sûrement pour beaucoup dans le caractère solitaire et froid au premier abord de Cirden, ainsi que dans son envie de liberté. A la mort de sa mère, il osa enfin s'échapper des hauteurs pour se mêler à la populace du Centre de l'Ile, et découvrir la vie qu'elle menait. Beuverie, combats à mains nues ou à l'épée, premières rencontres... Il était alors trop jeune, pas même adolescent, pour en savoir autant et y prendre autant de plaisir. Et encore plus pour prendre la mer quelques temps plus tard. Son aïeule aurait été la seule, de par sa poigne de fer et son caractère déterminé, à l'en empêcher. Mais le jeune garçon avait pris ses dispositions, et à peine entré dans l'âge pubescent il s'engageait comme matelot dans un navire marchand, à l'insu de tous. Personne ne l'empêcherai de faire ce qu'il désirait, personne ne pourrai lui enlever cette liberté toute acquise. Promesse d'enfant, mais qui n'avait jamais été rompue.
Le temps était passé, Cirden avait à plusieurs reprise changé de compagnons d'équipage, de navire. Des mécontentements avec le capitaine, des envies de pousser toujours plus loin ses escapades, de découvrir de nouvelles personnes et horizon... Il avait ainsi appris tout ce qu'un bon navigateur doit savoir, et était capable de mener un bateau sans aucune difficulté. En prévision de rares attaques, on lui avait enseigné à se battre non comme un habitué des tavernes mais avec l'élégance d'un officier. Et puis surtout, il avait découvert quelle était sa particularité. Sa mère avait longtemps pensé qu'il s'agissait de sa faculté à reconnaître les étoiles et les constellations, et elle s'en rapprochait. Mais en réalité, sa facilité ne pouvait se dévoiler que lorsqu'il naviguait : Cirden pouvait, les yeux bandés, indiquer le Nord. Mais peu à peu, cette manie de devoir toujours obéir à des règles de commerce ridicules, entre taxes, embargo, mesures toujours plus contraignantes lassa le jeune homme qu'il était devenu. Et tout naturellement, il se rapprocha de ces hommes marginalisés par les équipages marchands, ceux-là même qu'on appelait pirates. Eux se nommaient Écumeurs, hommes libres de voguer sur les flots à leur gré, d'accoster sur ces innombrables terres aux noms connus d'eux seuls, ne respectant que la loi qu'imposait la nature. Cirden le savait : il deviendrait Écumeur.
Les étoiles filèrent, les années passèrent. Le jeune homme avait intégré un équipage d'Ecumeurs, avec à leur tête un capitaine du genre sanguinaire. Cirden se faisait sa place dans ce monde, et le respect qui lui été dû arriva rapidement. Il était un combattant redoutable à l'arme blanche, un matelot et même un compagnon de qualité, intransigeant mais toujours efficace. Bien que terriblement solitaire, il savait, l'alcool aidant, devenir un homme exubérant et finissait alors rarement la nuit seul. Sa particularité sauva sa vie et celle de l'équipage à plusieurs reprises, et son intrépidité ainsi que son charisme embobina plus d'un bateau officier ou marchand. Oui, le jeune écumeur avait l'âme et la carrure d'un meneur. Et c'est ce qu'il devint. Avec des camarades d'équipage de confiance, il décida de conduire son propre navire, d'avoir ses propres hommes. Un jour d'étoile rouge, une bouteille vint s'éclater contre la coque d'un navire : l'Ombre. Rapidement, on considéra Cirden comme le Requin. Homme solitaire et juste, mais à la violence parfois terrible si on le provoquait, ou si cela était nécessaire à la survie de son bâtiment. Les attaques navales, tant par des ennemis que par des Ecumeurs, furent nombreuses, mais les victoires remportées finirent par imposer l'équipage de l'Ombre imposèrent peu à peu le respect, ou la terreur, à tous. L'Ombre est un des navires a avoir été suffisamment fou pour être allé au-delà des limites connues, par des endroits où l'on ne pensait même pas que la navigation fut possible. L'équipage connut beaucoup de pertes inévitables, le voilier bien des dégâts, mais l'âme de l'Ombre était toujours bien présente, aventures et trésors toujours là pour embaumer le cœur des écumeurs de Cirden. Mais même si le jeune capitaine ne se sent dans son élément que sur la mer, un repaire devint nécessaire aux matelots. C'est une nuit où la lune Zaa, loin au sud de l'Ile, était pleine et ronde, qu'il fut découvert : un petit bout de terre rocailleux au centre, entouré d'une plage de sable. Ce qui décida Cirden de s'y installer, ce fut sa particularité : Zaa était un astre tellement proche de Sophora qu'elle provoquait des marées de grandes ampleurs, recouvrant complètement l'île. Une cachette parfaite, surtout lorsque l'équipage se rendit compte que les grottes souterraines permettaient de cacher objets, trésors et personnes même à marée haute. L'endroit fut baptisé Zaa en l'honneur de la Lune protectrice.
Même si les Écumeurs n'ont jamais apprécié l'autorité et le fait d'être gouverné, il est toujours nécessaire d'avoir un point de ralliement, une personne qui puisse trancher dans les conflits qui les oppose de manière juste, et non violente. A la mort de Gawen, chef sage mais bien trop âgé depuis de nombreuses lunes, il fut décidé que Cirden serait cette personne-là; et s'il en est qui s'y opposèrent, leur corps se décompose certainement au fin fond de l'océan...
Jeu 2 Oct - 23:44
